Charles Baudelaire
Ce n’est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit ; non plus que pour les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage.Je sais que l’amant passionné du beau style s’expose à la haine des multitudes ; mais aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coalition, aucun suffrage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à confondre l’encre avec la vertu.Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal. Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné de l’obstacle.Quelques-uns m’ont dit que ces poésies pouvaient faire du mal ; je ne m’en suis pas réjoui. D’autres, de bonnes âmes, qu’elles pouvaient faire du bien ; et cela ne m’a pas affligé. La crainte des uns et l’espérance des autres m’ont également étonné, et n’ont servi qu’à me prouver une fois de plus que ce siècle avait désappris toutes les notions classiques relatives à la littérature.Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l’homme, je n’aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n’entamerait pas.